du 31 décembre 2008 au 3 fevrier 2009

Meilleurs vœux à tous
de la part de l’équipe du Renoir


Programme
Du 31 décembre 2008
au 3 février 2009














Horaires
(cliquer sur le document)




Programme imprimable :




"Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs" et l'inconscient sollicité du spectateur l'entraîne dans un entendement du monde et une jouissance qu'il voudra sans cesse renouveler.
On peut aussi renouveler l’expérience tous les jours au Renoir en échange d’une somme très modeste pour un tel jouet.

Un grand merci à Nicolas Giraud, Thierry Niang, Patrice Chereau, Marie Desplechin, Mathias Youchenko et aux spectateurs pour les belles soirées et échanges qu’ils nous ont offerts en Décembre.



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Le Rendez-vous du mois

Dimanche 18 Janvier 2009
Séance Spéciale à 16h30
en présence d'Olivier AZAM

Chomsky & Cie
Olivier Azam et Daniel Mermet



Cliquer sur l'affiche
pour accéder au dossier

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L'Esprit de la Ruche Victor Erice



Attention chef d'œuvre !
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Le cinéma à la façon du conte, métabolise les émotions du spectateur en lui faisant éprouver les sensations et désirs de l’enfant qu’il a été.
« Ce qui se joue là est comme un « big bang » et ne relève d’aucune distinction de goût ou de culture, mais participe de La Rencontre, dans ce qu’elle a d’unique, d’imprévisible et de sidérante. Elle tient dans la certitude instantanée que ce film là qui m’attendait, sait quelque chose de mon rapport énigmatique au monde, que je l’ignore moi-même mais qu’il contient en lui comme un secret à déchiffrer. » Alain Bergala

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L'Echange Clint Eastwood



Le cinéma de Clint Eastwood a quelque chose de paradoxal. Plus le réalisateur avance en âge et en expérience, plus il semble vouloir maîtriser son histoire, au risque de la verrouiller dans une forme impeccable mais dénuée de toute ambiguïté. Pour son trentième film, il s’est emparé d’un fait divers oublié (accompagné de l’inévitable et comminatoire sentence du générique, « a true story »), dont il fait un récit chronologique méticuleux, survolé par un désir obsessionnel de sanctuariser la victime et d’accabler ses bourreaux.

L’affaire se déroule dans le Los Angeles de 1928 (deux ans avant la naissance du cinéaste), ainsi que le dévoile ce premier plan aérien qui croque en une image le gigantisme désordonné de cette bourgade qui a poussé trop vite, à l’ombre envahissante d’Hollywood. Il ne manque pas une feuille de palmier à la reconstitution de la Cité des Anges, du joli tramway rouge aux voitures d’époque en passant par les meubles de chez l’antiquaire et le chapeau cloche qui ne quitte jamais l’héroïne.

Christine Collins (Angelina Jolie), une femme émancipée car mère célibataire, gagnant sa vie dans une entreprise florissante de téléphonie (comme si aujourd’hui elle bossait pour Google), signale la disparition de son jeune fils. Trois mois d’angoisse plus tard, la police convoque triomphalement la presse et la mère éplorée pour annoncer qu’elle a retrouvé le garçon. Formidable, sauf que c’est un autre gamin.

C’est le début d’un interminable calvaire pour cette femme qui devra sans cesse faire la démonstration qu’elle n’est pas une mauvaise mère, qu’elle ne mène pas une vie de barreau de chaise et qu’elle a conservé sa santé mentale. Surtout, avec l’aide d’un pasteur un poil janséniste qui ne devait pas rigoler tous les jours (John Malkovich), elle s’engage malgré elle dans une croisade contre un pouvoir municipal corrompu jusqu’aux guêtres et une police dont les méthodes préfigurent celles de la Gestapo.

Rien, au cours des deux heures et demi du film, ne viendra alors dévier d’un iota le caractère inexorable de ce réquisitoire contre la corruption des politiques, prêts à toutes les ignominies. Eastwood va ainsi jusqu’à filmer les moindres détails d’une exécution capitale, avec une froideur qui fout un peu les jetons. Rien ne vient non plus troubler l’entreprise de béatification d’une femme qui incarne, presque à elle seule, le martyre des femmes battues, méprisées et opprimées dans cette Amérique encore barbare.

Pour autant, comme s’il s’agissait d’un exercice d’équilibre, Clint Eastwood met en images sa sainte colère avec le professionnalisme du vieux briscard qu’il est. Sans passion dévorante, dans l’ordre et sans s’énerver.
Bruno Icher





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Two Lovers
de James Gray



Le James Gray que l’on rencontre dans le salon d’un grand hôtel parisien ne ressemble plus en rien au garçon débordant de flamme qui, il y a un an, nous accueillait pour We Own the Night (la Nuit nous appartient). Il savourait alors chaque interview comme une victoire, content d’avoir vaincu la «fatwa» qu’avait lancée à son encontre Harvey Weinstein, après que Gray se fut opposé en 2000 au vieux mogul de Miramax sur le final cut de son deuxième film, The Yards. Durant un long temps mort de sept ans, l’ex-jeune prodige (premier film à 25 ans) regarda depuis sa chambre les autres cinéastes de sa génération (Paul Thomas Anderson, Wes Anderson…) grandir, affermir leur style, sans savoir si lui pourrait jamais retourner un jour. Le Gray 2007 était un homme de 38 ans, tout juste gracié, qui revenait aux affaires plus impétueux que jamais, parlant à 200 à l’heure. Le Gray 2008, lui, est crevé. Affalé dans le fond d’un large fauteuil, les jambes étalées, il regarde dans le vague, hésite longuement au moment de se lancer dans des analyses passionnantes qu’il interrompt pourtant vite d’un interrogateur : «Est-ce que ce que je dis à du sens ?»



En cette après-midi pas comme les autres (nous sommes le 4 novembre et toute l’Amérique s’habille pour aller voter), il semble loin de tout, loin de la France, de la promotion du film, du monde («Je préfère ne pas parler de l’élection : si Obama perd, je leur laisse la suite du scénario»). Fatigué sûrement d’avoir essayé de convaincre son acteur fétiche, ami, alter ego, producteur et allié Joaquin Phoenix, de revenir sur sa décision d’abandonner sa carrière d’acteur. «C’est fini. Il ne reviendra pas dessus. Il est star depuis qu’il est enfant. Il craque. Il cherche quelque chose de plus humain que le cinéma. Je lui souhaite d’être heureux dans la musique. Voilà pour le communiqué officiel.» Il y a de la lassitude dans la voix, nettement moins d’enthousiasme. Physiquement, c’est net : il se met par endroit à ressembler à un prof de littérature de Princeton. Un mot revient dans sa bouche, qu’il mâche et remâche tout au long de la conversation : «maturité». Maturité et émotion.

On sait maintenant ce qui occupe l’esprit d’un homme qui vient de traverser une année hallucinante. Il y a d’abord eu le succès de We Own the Night, qui vit Gray redevenir aux yeux du monde le plus grand espoir du cinéma américain. Entre l’automne et le printemps, le film a cartonné partout où il est sorti. On l’a vu ici s’installer dans la durée, à l’affiche des multiplex durant neuf semaines. Un exploit. Le souffle de la promo mondiale à peine retombée, le festival de Cannes créait la surprise en annonçant la présence en compétition d’un nouveau film, Two Lovers, tourné en moins de quarante jours et monté dans la foulée. Soit un plan de travail plus serré encore que ceux que subissent les jeunes cinéastes français les plus farouchement indépendants (et fauchés). Explication : «Les acteurs étaient libres, on a tourné.»

Sur le papier, on voyait mal comment un type qui porte sur lui une réputation de perfectionniste dérangé allait pouvoir livrer en un temps si bref quelque chose de conséquent. Le résultat était d’autant plus surprenant : Two Lovers est peut-être le plus beau de ses quatre films. Sa puissance est désarmante. Les flingues ont été rangés, le scénario ne se cache plus derrière des histoires de flics mouillés et de mafieux repentis, il se jette dans une arène réaliste teintée de romance, dépourvue de mythologie des clans : «Pour être honnête, j’ai tenté avec ce film d’interrompre quelque chose dans ma filmographie, que je trouvais trop uniforme : le ton était un peu trop le même…» Pour en changer, il s’est inventé un autre objectif dangereux, désormais piqué par cette folie qui a pu, par le passé, bouffer la vie d’autres cinéastes : être en mesure de capturer l’émotion là où elle naît, donner à voir l’instant et le lieu de son surgissement, puis regarder comment le choc en vient à tout transformer - les rues, le ciel, les gens… Enregistrer l’amour fou, le retour à la vie et l’immersion totale dans la violence des sensations.



Sous ses allures classiques (grande mise en scène, photographie distillant une palette de bruns viscontiens), voilà sans doute le film le plus risqué qui nous ait été donné à voir en 2008 : tout ici est pris à contre-pied. Les acteurs sont des bombes sexuelles que Gray regarde comme si de rien n’était, tels des individus lambda, rongés par le doute, se noyant constamment dans la haine d’eux-mêmes, tombant dans des trous noirs que l’on croyait réservés à nous autres, les spectateurs, pauvres humains. Et le pire, c’est qu’on y croit. Sinon, on rirait devant Joaquin Phoenix qui a déjà tendance à faire plus vieux que ses 35 ans et qui pourtant joue un pauvre mec, Leonard Kraditor, qui vit à l’étroit chez ses parents (si vous reconnaissez Isabella Rossellini déguisée en mère juive, bravo à vous). Lesquels tiennent une blanchisserie sans envergure.

Cet empoté, qui ne sait trop quoi faire de son corps, trop grand pour continuer à vivre dans sa chambre d’ado et perdu dès qu’il en sort, beau gosse, mais à qui le manque d’assurance a bousillé toute allure, va quand même, au lendemain d’une tentative de suicide minable, tomber simultanément amoureux d’une brune fausse sage, aussi resplendissante que rassurante (et toute à lui : Vinessa Shaw, trop rare depuis son rôle de prostituée dans Eyes Wide Shut), et d’une voisine blonde (impressionnante Gwyneth Platrow), vénéneuse, dangereuse, anxieuse, fragile et violente, donc irrésistiblement magnétique. Qui à son tour en aime un autre, qui pour l’instant lui échappe…

Ce qui s’en suit, en termes de tourment existentiel, maux d’estomacs, élans de lyrisme dégradant, battements de cœur roman photos et autres déchirements du corps comme de l’âme, tient en une ligne de dialogue : «Je ne voudrais pas me tromper.» Leonard dit ça au moment d’acheter une bague, tordu de doutes. Il ne voudrait pas se tromper de bague, d’alliance, de forme d’amour (passion contre raison, on ramasse les copies dans une heure), mais devant cette perplexité, qui est si grande, son pas hésite. Son corps tombe. Il est foutu d’amour. «Quand je travaillais sur ce script, durant ma période d’inactivité contrainte, j’étais à quelques mois de me marier, dit Gray. Toutes ses questions me hantaient, comme toute personne qui s’apprête à s’engager. Pourquoi cette personne et pas une autre ? Il est de toute façon impossible de vraiment connaître une personne. Chaque fois que l’on croit savoir, on est justement dans l’erreur. La complexité humaine est infinie. Je ne dis pas que le grand amour n’existe pas. Mais je sais qu’on ne sait rien de l’autre, sinon les projections que l’on en fait. On se berce d’illusions, mais cette projection vaut pour réalité. Elle est ma réalité en face de cette personne. La cristallisation finit par exister pour elle-même. Si on pouvait sortir de soi et se regarder agir, on verrait toute l’absurdité de nos désirs.»

Mais on ne sort pas de soi, et le film non plus qui, vertige de l’amour, colle à la ronde des personnages, se métamorphose à leur contact, suivant leurs unions, se change au gré de leurs humeurs, comme se changeait la robe couleur de temps de Peau d’âne.


Two Lovers est non seulement versatile, mais sa mise en scène est écartelée. Et c’est un film qu’il faut voir deux fois, la première pour s’en étonner, réaliser les yeux grands ouverts qu’il y a là toute une force de jeu propre au cinéma américain, où des acteurs se réinventent devant nous, croisant l’envie d’en finir en même temps que la danse jusqu’au petit matin, les états à vif et le délire burlesque («Vous me citez Cary Grant dans Monkey Business, que j’adore, mais on a spécifiquement travaillé, avec Joaquin, sur Chaplin et Giulieta Masina : deux acteurs comiques qui manient la plus essentielle détresse»). On découvre le film et on découvre en même temps sa vitesse. Elle éblouit, stupéfait, jusqu’à laisser un goût de comédie paradoxale.

Le revoir, ce même film, c’est s’exposer à recevoir toute sa mélancolie, sa profondeur blessée, son amertume devant la vie. «Je voulais casser mon cinéma : Il ne s’agissait surtout pas de faire semblant, de masquer cette humeur sombre qui domine dans mon travail, mais de trouver un espace pour la faire ressortir autrement. Et je reste persuadé que la noirceur ressort encore plus fortement quand elle côtoie une certaine dose d’humour.»

Comme il y a deux amours, il y a deux films, deux mises en scène. Un film Gwyneth et un film Vinessa. Avec Phoenix au centre, composant en fonction de l’une et l’autre. Au tournage, Gray a essayé de tourner dans l’ordre des séquences, pour ne pas laisser une teinte dominer d’emblée et écraser l’autre, mais il a plié sa mise en scène au fonctionnement de chaque paire : «Joaquin aime improviser au fur et à mesure des prises. C’est ainsi qu’il construit son personnage. On flippait car on nous avait prévenus que Gwyneth respectait scrupuleusement le texte et n’appréciait pas d’avoir à refaire les prises. Mais elle s’est révélée ouverte à l’improvisation et c’est Joaquin qui, contre toute attente, a commencé à se discipliner. Les scènes entre Joaquin et Gwyneth tirent spontanément vers le plan séquence [trois scènes sont des séquences de près de cinq minutes, sur le toit, dans la chambre], filmées avec une certaine distance, comme si j’avais envie de les observer se déchirer. Entre Joaquin et Vinessa, le rapport est moins animal, moins désespéré, plus dans la compréhension, l’intimité, l’échange, alors j’ai beaucoup découpé, avec des plans plus rapprochés.» Ajoutons à cela que le duel pourrait s’écouter les yeux fermés tant l’affrontement entre ces deux horizons amoureux se joue encore sur la bande-son, thèmes glamours, urbains, pour la blonde, airs traditionnels juifs pour la brune, fille de la communauté.



Two Lovers est un film qui, littéralement, habite Brighton Beach. Gray a grandi là, dans ce quartier juif russe, sur Coney Island. Aussi les rares excursions en dehors du quartier, pour aller dans la boîte ou au restaurant, sont parmi les grands moments de Two Lovers, avec un Leonard soudainement propulsé hors de sa tranchée, lâché là comme en danger de mort géographique. Le reste du film est ancré dans la culture propre à Brighton Beach, respirant parmi les ruelles en brique, les boutiques, les couloirs du métro, le pont : «J’aime l’idée de partir à chaque film de ce point qui m’est si personnel. Et puis c’est dans ma cosmologie, un pont entre l’endroit d’où vient ma famille, les Russes de Kiev, et le rêve américain. A Brighton Beach, tout le monde parle russe, l’histoire y résonne comme nulle part ailleurs à New York.» Une petite Odessa hantée, l’endroit parfait pour lancer un film amarré au corps de personnages à la dérive.

Ce qui est resté de la trilogie policière des précédents films de Gray est là : dans ce rapport organique aux personnages et cette façon d’inscrire à la fois le film dans un projet global, très écrit, où rien n’est laissé au hasard, sans pour rien sacrifier de la force physique. On prend un Gray en plein visage, car voici l’homme dans ses états mythologiques : «Une fois, Coppola m’a refilé ce conseil : n’écouter personne et faire le film le plus personnel qui soit. Qu’on me taxe d’intellectuel new-yorkais, je m’en fous. Qu’on ouvre un peu les yeux : mon cinéma ne pratique aucune ironie postmoderne. Je ne supporte pas de filmer par-dessus mes personnages. Ils ont toute l’émotion du monde sur les épaules. C’est une conception ancienne qui vient de l’opéra. A chaque film, j’essaye de m’approcher de la plus grande authenticité émotionnelle. J’essaye d’y plonger, d’en toucher le danger. Récemment, j’ai montré Ran, de Kurosawa, à ma femme. Je n’avais pas revu Ran depuis vingt ans. J’étais étonné par sa simplicité. Il est totalement en phase avec le désir assumé de distraire, mais il ne lâche pas sur ce qui lui est cher. Quand on atteint cet équilibre, quand on a cessé de vouloir plaire pour travailler à soi, à explorer son art, sans se couper de la volonté de raconter une histoire et de la raconter au plus près de l’émotion, on accède à la maturité.»
PHILIPPE AZOURY


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Mister Lonely Harmony Korine



Poème en image d’une beauté absolue, ce Mister Lonely si triste et si attachant, vagabonde sur les eaux bleues de l’absurde. Harmony Korine y dépeint la folie douce d’une communauté de sosies saltimbanques en Ecosse et… d’une congrégation de nonnes volantes au Panama. Pourvu qu’on ait la Foi, la Grâce est là.


Que peut un cinéaste de 35 ans à qui on aurait tout donné trop vite ? Que veut celui qui a passé les huit premières années du siècle à se démolir ? Harmony Korine est le survivant de sa propre cause, le rescapé d’une époque, les clubs kids du New York des années 90, mixant skate culture, désinvolture baggy, colle à sniffer et/ou crack. Au champ d’honneur, les adultes qui les ont contemplés (Larry Clark, Gus Van Sant) s’en sont sortis avec moins de pertes –ils avaient gardé leurs distances. Harmony a été leur sujet d’expérimentation, un jeune mec en laboratoire qui, pour ne rien gâcher, avait du talent à revendre.



Ses deux films de la période, Gummo et Julien Dunkey-Boy, le montraient s’adonner à un feu d’artifice incontrôlé d’images stupéfiantes. Puis d’appartements réduits en cendres en séparations dévastatrices (Chloë Sevigny partie), Korine a commencé à s’en prendre à lui-même. On l’a vu entamer une série de courts métrages masochistes où il demandait à des anonymes dans la rue de lui éclater la tronche, puis il n’a plus donné de nouvelles.

Mister Lonely, il faut le dire, est un film que l’on n’attendait plus. Que l’on craignait aussi. A l’arrivée, c’est un peu comme un nouveau premier film. Puisque pour la première fois, ce qui occupe Korine, ce n’est plus de réussir une déflagration poétique par plan, mais tenter de faire tenir en équilibre une image avec une autre, jusqu’à les faire converger vers une séquence. Ce n’est pas toujours réussi, mais c’est assez souvent bien tenté pour qu’on remarque que Korine n’a pas changé de style, mais de caractère. Il a toujours les mêmes tics d’imagier surdoué, mais au service d’une harmonie nouvelle. Sans jeu de mots.


Bien sur, il continue de jouer à son personnage d’auteur surdoué, mais il fait en sorte cette fois d’atteindre quelque chose de moins automatique, De plus intime. Il y a de l’aveu là-dessous et au final, c’est ce que l’on a envie de retenir. Que ce garçon qui avait l’arrogance pour qualité première ait cherché à s’entourer de ses deux maîtres (Werner Herzog et Leos Carax, en caméos) pour qu’ils lui donnent la force de se relever est encore un autre signe de ce travail entamé sur lui-même.
Korine a toujours été musical, mais il a varié la tonalité  : finies les saillies hardcore ou la déjante hillbilly. Il lorgne vers des chansons intemporelles. Où avant d’être un film, Mister Lonely avait été, en 1964, un tube de Bobby Vinton (oui, l’interprète de Blue Velvet), deux minutes et quarante secondes d’éternité blessée. Comme nouvel horizon esthétique, on a vu pire.


Ah, on allait oublier, Mister Lonely est l’histoire d’un sosie de Michael Jackson (ou du Catalan Nilda Fernández, on ne sait plus) qui perd son temps à amuser des clubs du troisième âge. Il tombe amoureux d’une fausse Marilyn qui l’emmène sur une île où vit une congrégation de sosies (Chaplin, Madonna, les trois Stooges…). Mais une époque qui réclame de l’authenticité avant tout (caractéristique même des époques fausses) a-t-elle besoin de sosies  ? Alors les sosies morflent, mais essayent que leurs larmes ne se voient pas trop pendant le spectacle. Toute ressemblance avec l’auteur est bien sûr fortuite.
Erwan Cario










Dossier de Presse :




Harmony Korine

Ses films ressemblent à d’étranges bric à brac, trash ou poétiques. Dans la lignée de Cassavetes ou Gus Van Sant, Harmony Korine se penche sur le mal-être adolescent. Ce qu’il faut savoir sur ce réalisateur hors norme.


Il commence avec le scénario de Kids (1995), réalisé par Larry Clark. Un film underground focalisé sur la violence d’une bande de teenagers en perdition. Il s’affirme avec Gummo (1997), un film psyché sur deux adolescents qui tuent des chats pour les revendre au supermarché du coin. Et confirme son béguin pour cet univers glauque avec Julien Donkey-Boy en 1999.

Mais c’est en 2002, qu’Harmony Korine fait scandale. Il retrouve le réalisateur Larry Clark pour le film Ken Park qui use et abuse de scènes crues et ce réalisme ne passe pas outre-atlantique! Et si la censure a piqué la curiosité du public, les critiques se demandent si Korine ne tourne pas en rond.

Alors qu’il prépare Fight Harm, un film sensé questionner et provoquer la question raciale, Harmony Korine s'éloigne alors des plateaux, sombrant dans la dépression et la toxicomanie. Puis devient tour à tour joueur de banjo, danseur de claquettes, photographe avec sa célèbre série sur Macaulay Culkin. Il fait un apparition dans Last days (2005) de Gus Van Sant. Et revient enfin deux plus tard avec le film de la maturité, Mister ...



"Gummo ressemble à une chambre d'enfant mal rangée. Drôle d'enfant tout de même : on y trouve pêle-mêle des petits vélos, des chats crevés, de la colle à bois, des poupées vivantes, des spaghettis bolognaises, des fourchettes scotchées ensemble pour faire de la muscu... et, en guise de raton laveur, un gosse au torse maigre affublé d'oreilles de lapin rose....."
(François Gorin - Télérama n°2578)



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Burn After Reading
Joel et Ethan Coen



Petit Coen”, avait-on cru lire dans la plupart des rapports vénitiens de la dernière Mostra, et on n’était pas loin d’y entendre “petits cons”. Mais tout est relatif, un “petit Coen”, c’est comme un “petit Woody”, toujours mille fois meilleur qu’un “immense Machin Bidule”.


Certes, après le sublime et désespéré No Country for Old Men, ce Burn after Reading peut faire figure d’aimable récréation. Mais quelle verve dans l’écriture ! Quelle précision dans la mise en scène ! Quel talent comique chez les acteurs, pourtant pas tous réputés ici pour leur veine humoristique ! Regardez comme Brad Pitt s’amuse et nous amuse en grand gamin pas fute-fute qui se pique de défier les services secrets. Et Tilda Swinton, en superbourgeoise plus bitchy t’es une mante religieuse – quelle rigolade ! Quel plaisir de cinéma, même s’il s’évente plus vite après la séance que le puissant western au noir précédent.

Viré de la CIA, un agent de haut rang décide d’écrire ses mémoires à charge, façon carnets secrets du capitaine Barril. Mais sa collaboratrice perd la disquette de ses brouillons dans un club de gym et le document tombe entre les mains de profs d’aérobic naïfs qui pensent tenir là le moyen de booster leur morne condition. Dès lors, c’est une ronde de quiproquos et de malentendus, une spirale incontrôlable où chacun se méprend sur l’autre, un petit chaos qui engloutit tous les protagonistes. Difficile à résumer, mais vous avez déjà connu ce genre de mécanique scénaristique drolatique et nihiliste dans Sang pour sang, Fargo ou The Big Lebowski. Constantes de tous ces films : des personnages au pire stupides, au mieux victimes des conséquences hautement imprévisibles et rocambolesques de leurs actes.


On entend les réserves habituellement formulées contre ce cinéma : trop vain, dépourvu de sens, caricatural, méprisant de haut une humanité réduite à des marionnettes plus ou moins grotesques. Certes… Mais les frères Coen ne prétendent pas brosser un tableau réaliste du monde ou signer un documentaire sur la condition humaine. Leurs personnages ne sont pas censés être plus complexes ou approfondis que, disons, le loup de Tex Avery, le Picsou de Disney ou le Hulot de Tati : ce sont des archétypes, aux traits volontairement grossis sans tromper le public sur la marchandise, appartenant à un genre particulier, la farce.
On dit que les Coen se montrent plus intelligents que leurs personnages, mais si on regarde bien, les protagonistes de Burn after Reading ont aussi des qualités que l’on peut voir comme attendrissantes ou respectables : la naïveté enfantine de Brad Pitt, la volonté de fer de Frances McDormand d’échapper à sa condition, la révolte de Malkovich contre une épouse dominatrice et une institution corrompue…


Ils ne sont pas nécessairement victimes de leur bêtise, mais d’enchaînements de cause à effet qui leur échappent, tout simplement parce que même la personne la plus intelligente du monde ne saurait tout contrôler. Il suffit d’ailleurs de penser aux scènes du film où interviennent les plus hauts responsables de la CIA. Non seulement elles sont les moments les plus hilarants que l’on ait vus au cinéma récemment, mais ces cadors du renseignement font figure de premiers spectateurs ou de premiers critiques du scénario invraisemblable qui se déroule sous nos yeux et sous les leurs. Or, ces professionnels de l’intelligence ne comprennent rien à rien ! C’est à se tordre de rire… et d’angoisse.
Cela procède d’un comique nonsensique typiquement coenien, mais cela renvoie aussi à notre réalité présente. C’est quoi, la crise financière ? Une crise de l’intelligence, celle d’une sophistication mathématique qui mène au chaos planétaire, celle d’architectures financières tellement complexes que plus personne ne les comprend et ne les maîtrise. De ce point de vue, Burn after Reading est aussi un documentaire, un saisissant raccourci de notre monde contemporain.


Dans les petites mécaniques absurdes et létales des Coen, il y a toujours un filon philosophique, souterrain et modeste. Bêtes ou intelligents, ploucs ou cultivés, leurs personnages s’agitent, poursuivent des objectifs, tentent de donner ordre et sens à leur vie, et cela finit le plus souvent très mal. Il y a dans ce monde sans Dieu, sans repères stables, sans certitudes définitives hormis la mort, un pessimisme existentiel qui est peut-être une lucidité, d’autant plus cinglante qu’elle a pour cadre l’Amérique, son rêve et son permanent optimisme forcé. C’est tragique, mais les frères Coen préfèrent en rire. D’un rire grinçant certes, plein d’ironie noire, plus Kafka ou Cioran que Disney, mais formidablement efficace, contagieux et libérateur.
Serge Kaganski

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Johnny Mad Dog
Jean-Stéphane Sauvaire



Un film de plus sur les enfants-soldats ? Il faudrait pour cela que le sujet ait vraiment été abordé : or s'il a été exploité à de nombreuses reprises par des fictions venues de tous les horizons (de l'Afrique à Hollywood), le résultat atteint rarement la cheville du moindre documentaire réalisé sur le terrain. Même le louable Ezra du Nigérian Newton Aduaka ne parvenait qu'à moitié, malgré l'impact de sa mise en scène, à résoudre l'équation si périlleuse du réalisme et de sa mise en spectacle (à l'image de l'interminable procès final brandi comme une excuse artificieuse contre la fiction).

Parce qu'il se rend immédiatement à une sécheresse narrative et formelle jamais vue dans le genre, Johnny Mad Dog s'impose immédiatement par delà de ce que son aspect sensationnel pouvait laisser craindre (effet renforcé par la présence un peu écrasante de Kassovitz au rang de producteur superstar). Non seulement le film de Jean-Stéphane Sauvaire s'épargne toute évaporation romanesque (l'autre gros point négatif d'Ezra), mais il suit un mouvement d'une implacable pureté : le cheminement d'un petit groupe d'enfants-soldats à travers une ville-fantôme.

Si le récit menace un temps de basculer dans un systématisme proche du catalogage (enrôlement, assauts, embuscades, opposition avec les Casques bleus), il trouve rapidement un souffle et une respiration propres qui doivent autant à l'extrême sens du réalisme spatial du cinéaste (le moindre mètre gagné reconfigure intégralement la mise en scène) qu'à sa manière de transformer la marche des enfants-tueurs en une sorte de longue procession hallucinée.

L'idée la plus brillante est de tirer parti d'un puissant processus documentaire (le film, tourné à Monrovia, est interprété par des enfants-soldats qui rejouent des événements qu'ils ont eux-mêmes vécus) sans jamais user de références directes à cette histoire récente (la fin du règne sanglant de Taylor en 2003). Sauvaire épuise les ressources d'un lieu saturé d'histoire en une sorte de reportage onirique sur le terrain : dès lors la question du réalisme, filtrée par une quête de l'empreinte et de la trace plus que d'un véritable impact spectaculaire, s'ouvre à une forme de maniérisme sensitif d'autant plus lancinant qu'il se frotte à la mémoire vive et à la réalité exsangue des lieux qu'il arpente.

Liquider ainsi la question du récit au profit d'un gonflement de tout ce que d'autres films auraient relégué en arrière-plan (la puissance du lieu, la langue incompréhensible des enfants, mix brutal infusé de culture occidentale, les rites et déguisements grotesques des milices) permet à Johnny Mad Dog de s'abandonner tout entier à l'inextricable simplicité de son sujet. Il suffit de voir la séquence toute d'absurdité et de tension entre la milice de gamins et une poignée de Casques bleus protégeant un hôpital de fortune pour en mesurer la force : s'ouvre ici un dialogue où s'abolissent tous les repères, une forme de trou noir de la représentation qui témoigne d'une extraordinaire acuité de metteur en scène.

Cette science documentaire (Sauvaire a réalisé un excellent Carlitos Medellin en Colombie) autant que l'énorme préparation qui a rendu possible une telle précision dans les mises en situation (un an de répétitions sur place avec les comédiens) atteignent ici leur meilleur. Imparable.
Vincent Malausa

Dossier de Presse :



Dossier Pédagogique :








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Louise Michel
Gustave Kervern, Benoît Delépine



Les interprètes principaux sont deux Belges insignes, bien frappés et servis on the rocks : Yolande Moreau (Quand la mer monte) et Bouli Lanners (Eldorado). La première se nomme Louise, est ouvrière dans une fabrique de textiles en Picardie et abrite sous son ramollissement mental apparent une accumulation de rage dont la puissance équivaut à plusieurs bombes atomiques. Le second s'appelle Michel, c'est un mythomane hirsute, joufflu et pataud qui vit dans une caravane et se fait passer pour un tueur à gages.



La rencontre de ces deux asociaux va donner Louise-Michel, épopée libertaire menée sabre au clair, en référence à Louise Michel (1830-1905), militante anarchiste et figure de la Commune de Paris. Les deux personnages se trouvent de manière originale. Trompées par la direction de l'entreprise, qui a démantelé l'usine dans la nuit, Louise et ses collègues se retrouvent un beau matin à la rue. Attablées dans une arrière-salle de bistrot, elles réfléchissent à la meilleure manière de rebondir en mettant leurs maigres indemnités dans un pot commun. Plusieurs propositions sont faites, à commencer par l'incontournable pizzeria que tout salarié réaliste rêve d'ouvrir en ce moment.

C'est la solution la plus sage qui est finalement retenue à l'unanimité, à l'initiative de Louise : mettre un contrat sur la tête du patron indélicat. Partie à la recherche d'un dénommé Luigi, Louise croise par hasard Michel, qui vient de perdre son flingue dans la rue. Une incongruité en amenant une autre, les deux larrons s'aperçoivent qu'ils sont faits pour s'entendre. "Security manager" d'un site de mobil-homes, Michel entraîne Louise dans son bureau, où ils font aussitôt affaire. Le résultat de ce contrat entraîne le tandem dans un road-movie absurde qui les mène jusqu'au havre fiscal de Jersey, à la recherche d'un patron que la nébuleuse capitalistique de l'entreprise moderne rend toujours plus insaisissable.

Voilà qui est bien vu. A la matérialisation sans cesse repoussée d'un homme qui puisse assumer une responsabilité, répondent donc dans le film l'omniprésence des victimes, leur physique proprement informe, leur trogne invraisemblable, leur irresponsabilité féroce. En un mot, leur monstruosité comique.
Davantage que la provocation grotesque de son argument, c'est cette dimension monstrueuse, farcesque, carnavalesque, qui fait tout l'intérêt du film. C'est elle qui invite le spectateur à s'intéresser davantage aux digressions délirantes de l'intrigue qu'à son but : Louise, qui commande "de la moutarde et un verre d'eau du robinet" dans un café ; le nabot à collerette de chien qui accompagne nos deux héros ; le savant fou interprété par Benoît Poelvoorde qui reconstitue sur une corde à linge l'attentat-suicide du 11-Septembre... Autant de distorsions de la réalité qui témoignent d'un certain état, non moins distordu, de la société.

On ne peut manquer d'être frappé, en ces temps de crise, par la manière dont certains films, tournés pour la plupart avant les événements boursiers, se trouvent soudainement au diapason de la situation. Cette sensibilité était déjà bien présente dans deux comédies : La Raison du plus faible (2006) de Lucas Belvaux et La Très Très Grande Entreprise (2008) de Pierre Jolivet. Dans une veine humoristique beaucoup plus trash, Louise-Michel fustige la déliquescence sociale et l'obscénité capitaliste. Et nous prédit, si rien ne change, pour reprendre le titre d'un essai dont on parle, l'insurrection qui vient.
Jacques Mandelbaum

Dossier de Presse:









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Le Bon, la Brute et le Cinglé
Kim Jee-Woon



Le titre l’indique. C’est clair, affiché : il s’agit quasiment d’une adaptation du Bon, la Brute et le Truand (1968), dernier volet de la trilogie western de Sergio Leone avec Clint Eastwood. Quasiment, car on est loin du remake. Le Bon, la Brute et le Cinglé est un hybride absolu, un chaudron de genres d’une audace rare. Avant tout un film de poursuite pétaradant, picaresque et ludique, qui remue de fond en comble le cinéma d’arts martiaux asiatique.

Kim Jee-woon est ailleurs et vient d’ailleurs, tant sur le plan géographique (il est sud-coréen) que de sa filmographie (il a surtout illustré les genres fantastique et policier). Il triture donc toutes sortes d’influences extérieures au western. Certains nomment ce nouveau genre “kimchi western” – d’après un terme culinaire coréen –, par analogie avec le western dit “spaghetti”. Mais ils ignorent que dans les années 1960 et 1970 un sous-genre florissant (peu importé) a prospéré en Corée parallèlement au western italien. On le baptisa “western mandchou”, car situé en Mandchourie, partie déserte de la Chine qui touche la Corée.

Si historiquement le western mandchou est né avant le western italien, il a vraiment démarré après le succès public en Corée en 1965 de deux films majeurs : Come Drink with Me, de King Hu, maître absolu du wu xia pian (film de sabre chinois), et Pour une poignée de dollars de Sergio Leone. L’un des chefs de file de ce sous-genre coréen sera un certain Jeong Chang-hwa. Le légendaire Im Kwon-taek participa lui-aussi à cette vague populaire avec par exemple Eagle of the Wilderness (1969). On cite également un remake coréen des Sept Mercenaires, intitulé Six Terminators (Kwon Yeong-sun, 1970).
Retour aux sources puisqu’au départ il y a un film de sabre japonais, Les Sept Samouraïs de Kurosawa. Tout ceci pour dire que, malgré sa dinguerie et son exubérance généreuse, Le Bon, la Brute et le Cinglé est la résurrection conforme (jusque dans les moindres détails : lieux, anachronismes, époque) d’un filon coréen oublié.
On retrouve donc de nombreux éléments narratifs et visuels du Bon, la Brute et le Truand dans ce pseudo-remake coréen (notamment le dispositif extrêmement graphique du duel des trois héros dans un lieu circulaire et désertique), ainsi qu’une flopée de clichés immémoriaux du western – l’un d’eux étant l’attaque du train, séquence principale du premier acte. L’histoire a beau se dérouler en Mandchourie dans les années 1930, sous l’occupation nipponne, on ne peut guère parler de reconstitution historique. Fidèle à l’antitradition du western mandchou, Kim Jee-woon cultive les anachronismes, qui renforcent la dynamique du récit, fuite en avant permanente qui mènera les héros à leur confrontation finale et fatale.

Le caractère profondément hybride se traduit par l’allure disparate des héros. Le Bon, alias Do Won, est le chasseur de primes impénétrable avec cheval, Stetson et Winchester. La Brute, Chang-Yi, plus sophistiqué et plus caractérisé, évoque un gangster avec son costume noir et le guitar hero avec sa coupe de cheveux asymétrique (on pense au Prince de la grande époque). Quant au Cinglé, Tae-goo, c’est le plus asiatique et rétro avec son casque d’aviateur et son side-car.
Le Bon pourchasse la Brute, voyou sadique, qui lui-même course le Cinglé, tête brûlée, pour récupérer la carte d’un trésor mythique dérobée dans un train. Lors de la séquence de la poursuite, on bascule dans l’action pure, débarrassée de tout référent narratif, impulsée par le rythme mécanique de Don’t Let Me Be Misunderstood, tube disco-flamenco de Santa Esmeralda (idée piquée à Tarantino), surmultiplié par l’intrusion explosive de l’armée nipponne qui entre alors dans la danse.

Mais avant d’être un creuset total du cinéma d’action (guerre, polar, western, wu xia pian) et de s’en éloigner à la toute fin par une pirouette (rejoignant Let There Be Blood), c’est avant tout une comédie. Elle ne joue ni sur le timing, ni sur les gags, les situations ou les dialogues, mais sur la confusion bruyante et la vitesse. D’abord dans le train où l’on traverse à toute allure les strates sociales pour arriver à l’aristocratie. Ensuite, dans l’espèce de marché où se joue une des grandes séquences (de fusillade), avec le Cinglé dans le rôle farcesque du chien dans le jeu de quilles.
La vertu de ce film foutraque, doté d’une énergie inextinguible, est de faire franchir une nouvelle étape au métissage Est/Ouest. Si Hollywood dévoie Jackie Chan et Jet Li pour une piètre copie de film de kung-fu comme Le Royaume interdit, Kim Jee-woon réussit avec bonheur la greffe entre codes occidentaux et psyché orientale.
Vincent Ostria




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L'Homme Invisible
James Whale



Entre Frankenstein (1931) et La Fiancée de Frankenstein (1935), James Whale pose ses exigences à Universal pour produire une adaptation de L’Homme invisible de H.G. Wells approuvée par l’auteur, avec le champ artistique libre. Poursuivant sa galerie de monstres ambigus mis en butte à une société abrutie de bêtise et de terreur, Whale livre avec L’Homme invisible une œuvre fantastique aux effets visuels aujourd’hui encore étourdissants de maîtrise et d’audace.

Le film commence comme un autre pourrait finir : le savant fou, ou le bandit dangereux, enrubanné - brûlé probablement, murmurent les autochtones avides de sensations, ou encore blessé lors de son évasion, disent d’autres - se rend dans un petit village anglais, dans l’auberge duquel il prend logement. La curiosité des autochtones les poussent à chercher à percer le mystère de cet homme silencieux et mystérieux, sous les bandages qui couvrent son visage. Mais la vérité se fait bientôt connaître : l’homme est invisible, et n’apprécie guère que l’on ait percé son secret à jour.

Le monstre de Frankenstein et sa Fiancée, les savants fous Frankenstein, Pretorius, Griffith, le bossu Fritz, tout un appareillage de laboratoire très certainement inopérant mais ô combien photogénique : quel legs que la carrière de James Whale pour le fantastique ! Si les maquillages de Jack Pierce et John Fulton (son travail sur L’Homme invisible tient du prodige - et l’on attend, aujourd’hui encore, les scènes "à effet" du film comme de véritables friandises) y sont pour beaucoup, le talent de Whale pour dénicher des interprètes marquants s’exprime - peut-être plus que partout ailleurs - dans cet Homme invisible qui offre son premier rôle parlant à Claude Rains. Rains, qui n’apparaîtra pas - ou peu s’en faut - à visage découvert dans un film qui fait la part belle à sa gestuelle, mais surtout à sa voix, à son rire glaçant qui donne toute son ampleur à la folie qui habite le Dr. Griffith.

Car n’en doutons pas, Griffith est fou. Son génial cerveau a été prématurément abîmé par l’abus d’une drogue exotique, une folie que même l’amour de la belle Gloria Stuart ne saura éteindre - car elle se voit bientôt soutenue et enflammée par l’orgueil démesuré et la soif de pouvoir inextinguible de l’homme invisible. Et pourtant... Dans Frankenstein et surtout dans La Fiancée de Frankenstein, James Whale fait la part belle aux monstres, aux anormaux, aux exclus, leur prêtant une qualité humaine que n’ont pas les humains normaux. Loin de tout cela, Jack Griffith est un véritable psychopathe, un arrogant assassin hystérique. Malgré tout, Whale en use avec son homme invisible comme avec sa créature de Frankenstein : l’option est clairement offerte au spectateur de prendre fait et cause pour l’anormal, d’autant plus que dans ce film, particulièrement, le réalisateur se place avant tout du point de vue de la monstruosité. Et de décrire un Griffith dénué de tous scrupules, de toute pudeur physique (pour des raisons certes évidentes, mais très révélatrices) comme morale (il assassine sans raison, avec un sens de l’humour slapstick et sardonique).

Maintenant son récit et ses péripéties majoritairement dans le registre d’un burlesque grinçant, le réalisateur prend le pari non seulement de dénigrer ses protagonistes humains (qui sont alternativement bêtes, agressifs, roublards, criards, lâches ou traîtres - ou tout à la fois) mais également celui de créer un monstre qu’on peut voir comme l’un des premiers véritables anti-héros du cinéma hollywoodien - amoral, horrible, physiquement inacceptable et pourtant tellement fascinant, tellement agréable à soutenir de tout son cœur.

C’est donc une conclusion réellement dramatique que celle qui voit le triomphe de la masse sur l’individu dans L’Homme invisible, et le portrait dressé par Rains sous la direction de Whale n’est pas sans rappeler celui du monstre de La Fiancée de Frankenstein. Là aussi, le monstre était avant tout celui qui savait, de première main, ce qu’il en coûtait d’être hors norme - un sentiment bien connu par un James Whale dont l’homosexualité était hautement revendiquée. Mais ici, il double son récit d’une image qui touche à l’essence même du cinéma : que sont ces humains, désireux sans la moindre pudeur de voir au-delà des bandages de Jack Griffith, sinon une foule d’amateurs de cinéma jamais rassasiée ? Qu’est donc cet homme invisible, désireux avant tout de trouver l’antidote à son invisibilité, pour pouvoir à son aise se soustraire aux yeux de ses contemporains, sinon un homme qui sait le bonheur qu’il y a à pouvoir échapper à sa propre image ? La problématique de l’image projetée par l’individu et de la foule qui s’en empare réside au centre de L’Homme invisible : Whale semble y stigmatiser le paradoxe de l’homme de cinéma, le réalisateur, ou l’acteur à l’image créée, et à qui il n’est bientôt plus possible de se séparer de l’image que la foule a brodée sur sa propre invention. C’est le paradoxe porté par L’Homme invisible : le public d’un des films les plus visuels de son époque, Frankenstein, se ruera sur un film dont le prodige visuel est l’absence - et en retrait, Whale semble déjà mûrir avec ironie sa réflexion sur l’image et sur la différence, qui feront de La Fiancée de Frankenstein l’un des plus beaux films de tous les temps.
Vincent Avenel





Les Effets Spéciaux:



Cinéaste d'origine britannique, né à Dudley Staffs (Staffordshire), le 22 juillet 1896. Après des études à Londres, il débute comme dessinateur humoristique au magazine "Bystander". Mobilisé dans le "Seventh Worcester Infantry Regiment" durant la guerre de 14-18, il est fait prisonnier et, pour tromper son ennui, fait du théâtre amateur. Rendu à la vie civile, il devient acteur professionnel et joue en 1918 dans "Abraham Lincoln" monté par la Birmingham Repertory Company. Tour à tour régisseur, décorateur ou comédien au "Savoy Theatre", puis au "Royal" et au "Strand", il se retrouve producteur en 1928 tout en signant à la fois les décors et la mise en scène de "Journey's End" de R.C. Sheriff (joué à Paris sous le titre "La fin du voyage"). Appelée à un retentissant succès, la pièce est montée à Broadway l'année suivante. C'est alors qu'Hollywood le sollicite pour la porter à l'écran.

Il commence sa carrière au cinéma en même temps que le parlant et collabore avec Howard Hughes (bien que non crédité au générique) pour terminer la version sonore des Anges de l'enfer, un célèbre film sur les exploits de l'aviation durant la Grande Guerre.

Mais c'est le succès considérable remporté l'année suivante par son adaptation de Frankenstein d'après Mary Shelley qui lui assurera la gloire internationale. Dès lors, il restera dans l'histoire du cinéma comme un spécialiste du fantastique avec ses grandes réussites du genre que demeurent La maison de la mort, L'homme invisible et surtout La fiancée de Frankenstein. Pourtant, le fantastique ne représente qu'une partie infime de sa production, qui couvre tout aussi bien le mélodrame (Le baiser devant la miroir, Femmes délaissées), le film de guerre (Journey's end, Après, They dare not love), la fantaisie policière (Cocktails et homicides) et même la comédie musicale (Showboat). On lui doit en outre une curieuse adaptation de Fanny de Marcel Pagnol (Port of seven seas).

Mais James Whale connaît de sérieux déboires en 1936, durant le tournage d'Après, un vigoureux pamphlet contre la grande guerre et ses efets en Allemagne adapté d'un roman d'Erich Maria Remarque et mutilé par Universal à la suite de pressions exercées par l'Allemagne nazie. Ecoeuré par ces sortes de pratiques, le cinéaste finit par se désintéresser du cinéma et quitte le métier en 1941, alors qu'il est au faîte de la gloire, pour se consacrer à sa seule passion dévorante, la peinture.

Il se contentera de mettre en scène quelques pièces pour un petit théâtre de Santa Monica ainsi qu'une pièce à Broadway en 1944 et une autre en Angleterre en 1951. Le reste du temps, il vit en reclus dans sa villa, n'acceptant que la visite de quelques amis triés sur le volet. C'est dans cette même villa qu'il meurt le 29 mai 1957, des suites d'une chute et dans des circonstances sur lesquelles planèrent bien des doutes. On sait néanmoins aujourd'hui qu'il se suicida en se jetant la tête la première contre le ciment de sa piscine et qu'il laissa une lettre expliquant son geste. Il avait été victime de plusieurs crises cardiaques et sa santé déclinante ne lui laissait plus le loisir de peindre, de conduire sa voiture ni même de lire. Pour lui, la vie n'offrait désormais plus aucun attrait.

Première adaptation de Frankenstein au Cinéma par Thomas Edison en 1910 :



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Les Trois Singes
Nuri Bilge Ceylan



Les singes de la sagesse sont un symbole représenté par trois singes, dont chacun se couvre une partie différente du visage avec les mains : le premier les yeux, le deuxième les oreilles et le troisième la bouche. Ils forment une sorte de maxime picturale :
« Ne rien voir de mal, ne rien entendre de mal, ne rien dire de mal ». À celui qui suit cette maxime, il n'arrivera que du bien.

Une des plus anciennes représentations connues de ces trois singes se trouve à Nikkō au Japon. Elle est attribuée au sculpteur Hidari Jingoro (1594-1634).
En japonais, les trois singes sont appelés Mizaru (見猿) pour l'aveugle, Kikazaru (聞か猿) pour le sourd, et Iwazaru (言わ猿) pour le muet. Ces trois noms signifient littéralement : « Ne vois pas »,
« N'entends pas », « Ne parle pas ». Plus précisément, leurs noms signifient « je ne dis pas ce qu'il ne faut pas dire », « je ne vois ce qu'il ne faut pas voir », et enfin « je n'entends ce qu'il ne faut pas entendre », car selon le principe de la secte originelle, si l'on respecte ces trois conditions, le mal nous épargnera.
Ils constituent aussi un jeu de mots sur zaru (forme verbale négative) et saru (singe). Ils sont venus de Chine et ont été introduits par un moine bouddhiste de la secte Tendai vers le 8ème siècle. Ils étaient à l'origine associés à la divinité Vadjra.

Cette maxime fut notamment prise pour devise par Gandhi, qui gardait toujours avec lui une petite sculpture de ces trois singes.

Une autre interprétation est également connue :
Il y a ceux qui voient des choses et en parlent, mais n'écoutent pas ce que l'on leur dit...
Il y a ceux qui ne voient rien, écoutent les autres et en parlent...
Il y a ceux qui entendent et voient des choses, et n'en parlent pas...

Une famille déchirée par un secret…mais pas forcément celui auquel on pense…
Une ville où la liberté s’achète, les crimes s’effacent aussi facilement que la craie sur une ardoise. Des faux-semblants psychologiques, des traits incertains. Un père dévoué à sa famille, une femme lasse en quête d’un nouveau souffle, un fils apathique et pourtant douloureusement concerné, à la fois bourreau et protecteur de sa mère.



Dans ce silence des premières images, cette absence de communication, filmée un peu à la Bergman, il y a déjà présent l’élément perturbateur, qui bouleversera la vie attentiste de cette famille. Cet élément, c’est Servet (Ercan Kesal), le patron du dévoué mari, politicien et lâche profiteur en toutes occasions. Mais l’élément cathartique de cette histoire, celui qui provoquera la lente dislocation des membres de ce huis-clos, cet élément là est invisible. Il se nomme manque. Et ce vide béant causé par l’absence trouble les désirs et les volontés des trois personnages. Mélange inquiétant entre souvenirs, rêves, désirs enfouis et réalité, les frontières s’évaporent imperceptiblement, représentant l’effritement social de ces êtres, dont les repères moraux s’estompent peu à peu.



Ce film poursuit le travail déjà entamé avec « Uzak » et « Les Climats », dans la thématique tout d’abord, creusant un peu plus les voix de l’incommunicabilité. Dans l’esthétique ensuite, gardant cette présence des cadres comme élément d’explication fondamental, comme partie prenante à l’histoire. Trois séquences fondamentales évoquent la séparation de ces univers atrophiés :
La rencontre entre Servet et Hacer, où celle ci apparaît au bout de deux minutes de plan fixe porté sur le personnage du politicien, que l’on avait alors cru seul.
Cet autre plan fixe filmant l’encadrement des deux chambres : celles du fils et de la mère, tout deux vacant à leurs occupations, séparés par un mur, le périmètre et les barrières définis par ces simples lignes.
Barrières encore entre le mari et sa femme, lui debout, dos caméra, regardant sa femme allongée, les yeux clos…



Les deux seuls plans paysage du film sont ceux du père seul sur la terrasse de cet immeuble étrange et longiligne, face à la voie de chemins de fer, ces lignes reliant les trajectoires entre elles, ainsi que cette superbe séquence où Servet et Hacer se disputent, minuscules marionnettes emprisonnées dans un décor de plomb.

Ceylan aime les métaphores visuelles, renforcer les effets d’ombres, jouer sur la chromatique (ici les tons sont volontairement désaturés pour créer une ambiance lourde et irréelle). Dans cette lignée des métaphores, et à défaut de singe, l’ombre décharnée d’un chat, ombre physique ou lointain miaulement, représentant les névroses et états d’âme du père.
Et l’importance des regards comme vecteurs d’émotion, de ces visages qui transpirent comme s’ils tentaient d’évacuer tous les non-dits par les pores de leur peaux.

L’affiche, un jeune homme à la fenêtre d’un train en marche, face caméra, est très proche de celle du film de Gus Van Sant « Mala Noche »…mais ici le mal rôde aussi de jour…Nuri Bilge Ceylan tente de comprendre la nature humaine,, donnant plus de questions que de réponses, il offre en tout cas des films d’une qualité impeccable, et s’impose déjà comme un acteur fondamental du cinéma contemporain.



Titulaire d'un diplôme d'ingénieur à l'université du Bosphore, Nuri Bilge Ceylan étudie ensuite la mise en scène à Istanbul, sa ville natale. Dès son premier court métrage, Koza, il est sélectionné au Festival de Cannes. Il tourne en 1998 son premier long métrage, Kasaba, qui obtient le Prix Spécial du Jury au Festival Premiers Plans d'Angers.
C'est avec son deuxième film Nuages de mai, sélectionné à Berlin, qu'il accède à la reconnaissance internationale. La critique salue ce film contemplatif réalisé par un admirateur d'Ozu et Bergman. Auteur à part entière, Ceylan participe à toutes les étapes de la création de l'oeuvre (scénario, réalisation, montage, production) et s'entoure de proches, parents et amis, pour l'équipe technique et le casting, tout en faisant souvent appel à des comédiens non-professionnels.
En 2003, Uzak, qui aborde des questions sociales (le travail, l'urbanisation) à travers l'étude de la relation entre deux frères, est le film de la consécration pour Ceylan. Premier réalisateur turc à figurer dans la compétition cannoise depuis Yilmaz Guney, Palme d'or pour Yol 20 ans plus tôt, il en repart auréolé du Grand Prix et du Prix d'interprétation pour ses deux comédiens. Il revient sur la Croisette avec son quatrième long métrage, Les Climats (2006), portrait d'un couple en crise, dans lequel il joue le rôle principal aux côtés d'Ebru Ceylan, son épouse à la ville. Celle-ci co-écrit le scénario des Trois singes, Prix de la Mise en scène Cannes en 2008, une nouvelle exploration des méandres de l'âme humaine, entre compromis et lâcheté.

Site de Nuri Bilge Ceylan :





'Koza' court métrage de Nuri Bilge Ceylan:









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Il Divo
Paolo Sorrentino





Ceux qui connaissent les fictions antérieures de Paolo Sorrentino savent qu'il n'opère pas dans les catégories usuelles des fabricants d'images et part d'un argument pour le tordre, le modeler à sa manière. Son univers est décalé, absurde, menaçant, nourri d'une substance dont sont faits les cauchemars, avec des personnages tantôt inquiétants tantôt risibles placés dans des cadres obtus, des dialogues qui percutent de plein fouet et une bande-son hallucinante, mélange de techno et de musique classique, regroupant tous les morceaux que le cinéaste a écouté au moment de l'écriture du script. Ce qui crée cette fois la rupture avec ses précédents films vient de la nature du projet de Il Divo qui déplace les enjeux vers un terrain assez inédit pour le cinéaste, moins malin et plus inquiet, plus hanté. Sa passion? Remixer, comme il le faisait déjà brillamment avec la comédie italienne sur L'ami de la famille, des genres. Cette fois, il s'attaque au film politique italien, en vogue dans les années 60-70 pour le réactualiser. Le mélange est aussi inédit qu'excitant et va au-delà de la simple étiquette du clip - sur ce régime, le film n'aurait pas tenu plus de vingt minutes. En premier plan, Sorrentino cerne le mystère Giulio Andreotti, aujourd'hui âgé de 89 ans, sept fois président du conseil, vingt-cinq fois ministre et impliqué dans plusieurs affaires pas catholiques (des assassinats de banquiers, de journalistes et de juges, des attentats).

Depuis ses débuts, le réalisateur italien est passionné par les personnages antipathiques, rongés par la solitude, qui arborent un visage impassible de Droopy (les oreilles repliées de Andreotti) et utilisent l'humour comme arme polie du désespoir, généralement paumés dans un tumulte qu'il ne maîtrise pas. Des gens en attente perpétuelle, cernés par un danger invisible. Au cours du récit, un éclair de lucidité les anime : ils réalisent la vacuité de leur existence, réduite à une inlassable succession de journées mortes, où tout est réglé d'avance. Cette figure de la Démocratie Chrétienne, marionnettiste impassible qui manipule des pantins désarticulés, est idéalement jouée par Toni Servillo, acteur fétiche de Sorrentino, qui épouse le mouvement fluctuant du récit : entre grotesque et tragique, non sans dimension romanesque (une idylle impossible, une ligne de fuite, un rêve d'évasion). Le sujet abrasif est très révélateur du renouveau du cinéma italien contestataire et politiquement engagé. Un sérail ravivé par Marco Bellocchio avec Buongiorno, notte., creusé par Nanni Moretti avec Le Caïman, romancé par Michele Placido avec Romanzo Criminale, torturé par Michele Soavi avec Arrivederci amore ciao et récemment perturbé par Matteo Garrone avec Gomorra.

On pouvait redouter un objet politique scolaire qui tombe dans le piège - redoutable - de l'hagiographie, déclinant les dérives de la politique italienne et ses collusions avec la mafia. Heureusement, il n'en est rien. Car avant de prendre le pouls de la vie politique en Italie comme elle va mal (les collusions entre l'Etat, les loges maçonniques, le Vatican et la Mafia, la mainmise de la religion) et refusant l'exposé didactique (le comment de la Loge P2, le pourquoi des Brigades Rouges, le qui de Aldo Moro, présence fantomatique et tache de conscience pour Andreotti qui refusa de négocier avec les terroristes pour lui sauver la vie), Sorrentino s'amuse avec les indications historiques, en les balançant à la gueule comme des balises pour naufragés, et utilise la substance pour dynamiter le cinéma, ses codes immuables, afin de créer une révolution des formes. Il Divo est un conte pervers et rutilant sans souci de cahier des charges, sans chercher à instruire ou, pire, à plaire. Mais pas que. C'est aussi un incroyable objet de cinéma. L'énergie, le morcellement et les ruptures de ton ne répondent jamais à des lois. Sorrentino expérimente de nouveaux mouvements de caméra, multiplie les effets connus de son cinéma (les travellings dans des lieux clos, le sens aigu de l'espace, les glaces et les fenêtres multipliant les cadres dans le cadre pour rappeler le motif de l'enfermement) et d'autres plus inédits avec une maestria ivre, à la lisière du mauvais goût, mais toujours pour le meilleur. C'est en cela que ce cinéaste-là et donc que ce film-là se détache des gros pavés dossiers fastidieux.

Sorrentino peut désormais filmer ce qu'il veut ; il est capable de transcender n'importe quoi avec son style affreux, sale et méchant. Sa nouvelle dérive mentale ressemble à une transe de cinéma macabre et opératique, aux images baroques, littéralement ensorcelantes, renvoyant à l'appétit de merveilleux cher aux surréalistes. Cette cérémonie sophistiquée est rendue encore plus excitante par le goût des contrastes (l'envie de bidouiller le vieux et le neuf, la nécessité de confronter la beauté et la laideur), les jeux de reflets, les gags débiles (le chat), la manière dont les personnages sont placés puis évoluent dans un cadre ou encore les plans-séquences monstrueux (la soirée mondaine où deux fêtes cohabitent ensemble). En réalité, cette manière de concevoir le cinéma comme vecteur des mélanges les plus exotiques traduit moins de la frime vaine et ostentatoire que le point de vue d'un cinéaste conscient qu'une image ou qu'une attitude hante plus durablement que des discours. A ce sujet, Il Divo fonctionne longtemps après la projection: on en retient des sensations bizarres, propres à remonter l'esprit aux cinéphiles les plus déprimés. Si tous les films dégageaient autant d'énergie, le marché de la cocaïne s'effondrerait.
Romain Le Vern



Le vrai Andreotti fulmine : « C'est très méchant, une vacherie. On peut dire que c'est réussi d'un point de vue esthétique, mais moi, l'esthétique, je m'en fous ! » Sorrentino, lui, a reçu le prix du jury à Cannes, en avouant son soulagement de ne pas avoir remporté celui du scénario : « J'aurais dû partager avec Andreotti, toutes les répliques sont de lui ! »



Paolo Sorrentino, réalisateur et scénariste, est né à Naples en 1970. En 2001 son premier long métrage, L'UOMO IN PIÙ, avec Toni Servillo et Andrea Renzi, est sélectionné au Festival de Venise. En 2004 avec son deuxième film, LES CONSÉQUENCES DE L'AMOUR, est en compétition au Festival de Cannes. Le film obtient un grand succès et gagne de nombreux prix, parmi lesquels 5 David de Donatello (Meilleur Film, Meilleure Mise en scène, Meilleur Scénario, Meilleur Acteur, Meilleure Photographie). Deux ans après, il est en compétition à Cannes avec L'AMI DE LA FAMILLE. IL DIVO, son quatrième film, a remporté le prix du jury au dernier Festival de Cannes.


2008 IL DIVO
2006 L'AMI DE LA FAMILLE
2004 LES CONSÉQUENCES DE L'AMOUR
2001 L'UOMO IN PIÙ


GIULIO ANDREOTTI
Alias Il Divo


Né à Rome le 14 janvier 1919, Giulio Andreotti est un homme d'État et un homme politique de renommée internationale, considéré comme étant l'un des principaux représentants de la Démocratie Chrétienne. Diplômé en Droit, il a reçu 11 distinctions de docteur honoris causa, fait une carrière journalistique et publié de nombreux livres. Depuis cinquante ans, il est au centre de la scène politique italienne : sept fois président du Conseil, huit fois ministre de la Défense ; cinq fois ministre des Affaires étrangères ; deux fois ministre des Finances, du Budget et de l'Industrie ; une fois ministre du Trésor, ministre de l'Intérieur et ministre des Politiques communautaires. Sénateur depuis 1991.
Sa carrière politique a débuté alors qu'il était étudiant en droit. Membre de la Fédération universitaire catholique italienne, c'est là qu'il a rencontré Aldo Moro auquel il a succédé au poste de Président National de 1942 à 1944. Élu en 1946 à l'Assemblée constituante et en 1948 à la Chambre des députés alors qu'il n'avait que 29 ans. En 1947, il devient le sous-secrétaire à la présidence du Conseil dans le quatrième gouvernement De Gaspari, une charge qu'il conservera jusqu'en 1954.
Il a été élu pour la première fois Président du Conseil en 1972 (le gouvernement le plus court de la République : seulement 9 jours) ; son septième mandat de président du Conseil (d'une durée d'un an et douze jours) s'est achevé en 1992. À partir de 1993, des repentis mafieux l'ont accusé d'être en relation avec des membres de Cosa Nostra. Cette nouvelle a fait le tour du monde. Après la levée de son immunité parlementaire par le Sénat, son procès a débuté en 1996, un procès qu'on peut qualifier, sans aucun doute, de plus grand procès intenté à un homme politique italien accusé de complicité avec la Mafia. En 1999, il a été acquitté en première instance pour «faits non avérés». La sentence d'appel émise en 2003 souligne qu'il a fait preuve «d'une disponibilité authentique, permanente et amicale envers les mafieux jusqu'au printemps 1980», délit prescrit par la suite. Andreotti a également été poursuivi pour le meurtre du journaliste Mino Pecorelli. Acquitté en 1999, il a été condamné à 24 ans de réclusion en appel en 2002, puis acquitté par la Cour de cassation en 2003.
Actuellement, Giulio Andreotti est membre de la troisième commission permanente (Affaires étrangères, Émigration), de la commission spéciale pour la tutelle et la promotion des droits humains ; il est également membre de la délégation italienne à l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Federico Fellini a dit de lui : «Il est le gardien de quelque chose, quelqu'un qui doit nous introduire dans une autre dimension, qu'on ne comprend pas bien».





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Frozen River
Courtney Hunt


C'est la révélation du festival de Sundance cette année (le film y a remporté le Grand Prix). Quentin Tarantino a d'ailleurs vanté ses mérites et dit à son sujet qu'il s'agissait du "thriller le plus excitant de l'année".



Un premier long métrage bouleversant
Frozen River est le premier long métrage de la scénariste-réalisatrice Courtney Hunt, qui a dû d'abord réaliser une version courte pour trouver des aides et un financement. Le projet lui a pris entre 7 et 10 ans, avoue-t-elle. Mais cela en valait la peine. Bardé de récompenses (Grand Prix du Jury au dernier Festival de Sundance, Meilleure actrice pour Melissa Leo aux festivals de San Sebastian et de Marrakech), le film est une tranche de vie bouleversante, un cri d'amour de deux mères qui se battent pour pouvoir élever leurs enfants et sont prêtes à braver ensemble tous les dangers jusqu'à la mort.
Le premier plan dit tout: Ray (Melissa Leo), un visage marqué par les épreuves de la vie, pleure en fumant nerveusement sa cigarette. Un gros plan qui dure de longues secondes. Ray ne dit rien mais on comprend tout: sa situation difficile, sa détresse. Melissa Leo habite ce personnage désespéré, joue chaque scène comme si sa vie en dépendait. On suit les aventures de Ray et Lila (Misty Upham, premier rôle au cinéma et révélation du film) jusqu'au point de non retour, le cœur serré, le souffle coupé, attendant le dénouement qu'on sait déjà dur, à l'image du climat de cette région et de la rivière gelée, personnage à part entière du film.

Des conditions de tournage difficiles
L'équipe de tournage a dû braver des températures descendant sous zéro pour tourner la plupart des scènes en extérieur et de nuit. Une nécessité pour coller à la réalité des deux personnages principaux que tout oppose au début du film. Deux cultures – blanche américaine et indienne Mohawk – qui ne se parlent pas d'ordinaire, qui s'évitent. L'amour d'une mère pour ses enfants va amener ces deux femmes à collaborer malgré elles, l'une pour s'offrir le mobile home promis à ses fils pour Noël, l'autre pour récupérer son bébé "volé" par sa belle-mère. Une situation difficile ancrée dans la réalité économique qui donne encore plus de poids à cette magnifique histoire qui vous tiendra en haleine jusqu'à la conclusion.





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Un Barrage contre le Pacifique
Rithy Panh


Un magnifique roman de Marguerite Duras, qui raconte l’histoire d’un veuve, madame Dufresne, propriétaire d’une concession en Indochine française durant les années 1920, essaie, par tous les moyens, en construisant des barrages de protéger ses ses terres et celles de ses voisins contre les marées de la mer de Chine (qu’elle s’obstine à appeler Océan Pacifique). Sans grands moyens financiers, elle met à contribution ses deux enfants Suzanne et Joseph qui aspirent à une vie meilleure mais ces derniers ne songent qu’à fuir leur misérable existence du Bungalow familial planté au beau milieu des plaines marécageuses insalubres…


Déjà tourné 35mm en 1957, par René Clément. interprétée par Anthony Perkins et Silvana Mangano, c’était alors une production d’origine Américaine et Italienne.
Cette fois c'est une production Franco-Belge, et c’est le Cambodgien Rithy Panh qui réalise le film.

En résonance profonde avec l’univers singulier de Marguerite Duras, mais marqué par la personnalité originale de son réalisateur, le film de Rithy Panh sait allier fidélité et invention. L’écrivain elle-même n’avait-elle pas formulé cette injonction capitale à l’intention de qui se risquerait à transposer ses textes à l’écran : "Je crois qu’en fin de compte, les adaptateurs sont trop fidèles[...]. L’essentiel, si l’on veut être fidèle, c’est de conserver un ton" ?

Un Barrage contre le Pacifique peut être considéré comme la matrice d’une œuvre qui explore et décline toute la complexité des liens tissés entre fiction et réalité, entre universel et particulier : "J’ai vécu le réel comme un mythe" , affirmait l’écrivain, rejetant un ancrage étroitement biographique de son inspiration, au profit d’un imaginaire qui n’a cessé de se déployer à travers toute une vie d’écriture. C’est précisément dans ce dynamisme de l’imaginaire durassien que s’inscrit le film de Rithy Panh, à travers des choix de transposition particulièrement féconds.
Au cœur du roman comme au cœur du film, l’épopée de la Mère, qui croyait que "de [son] corps sacrifié, il allait fleurir tout un avenir de bonheur pour [ses] enfants". Le film s’ouvre sur un paysage de rizières s’étendant jusqu’à l’océan et dominé par la masse sombre d’une forêt tropicale. Comme surgie de la plaine de boue, une femme - Isabelle Huppert - marche, son corps mince tendu par la même énergie que son regard ardent, portant loin... A travers cette image emblématique du sens profond de l’œuvre, l’ouverture du film incarne et transpose cette formule poétique de L’Eden cinéma, la version théâtrale qu’a donnée Duras de son roman en 1977: "La forêt, la mère, l’océan".

Mais le choix de la comédienne Isabelle Huppert renouvelle puissamment la figure centrale de la Mère en l’inscrivant dans la longue lignée des héroïnes de la passion durassienne. Loin du monstre mythique pitoyable ou terrifiant, de l’image de la vieille femme "aux bas reprisés" qu’avait imposée la tradition depuis l’interprétation remarquable qu’en avait donnée Madeleine Renaud, le personnage incarné par Isabelle Huppert a le charme incandescent des héroïnes tragiques qui hantent l’œuvre de Marguerite Duras. Comme Anne Desbaresdes dans Moderato Cantabile, comme la Française d’Hiroshima mon amour, comme Lol V. Stein ou Anne-Marie Stretter et bien d’autres, cette femme se consume dans l’ardeur de ses passions: passion pour une terre à féconder, passion pour un peuple à sauver, passion pour un fils aimé comme un amant.

Dans le rôle capital de Joseph, le comédien Gaspard Ulliel fait merveille. Proche d’une nature qui lui communique une part de sa sauvagerie, affichant une virilité encore empreinte de juvénilité, ce fils, ce frère, cet amant se trouve à la croisée de tous les désirs féminins de l’histoire. A l’instar de la Mère, cependant, mais avec un cynisme plus brutal, il n’en incarne pas moins l’ambiguïté d’une attitude coloniale qui oscille entre sentiment de supériorité à l’égard des populations indigènes et authentique compassion.
Dans la description du "grand vampirisme colonial" que présente le roman de Marguerite Duras, Rithy Panh ajoute une dimension supplémentaire grâce à la figure complexe de M. Jo. Du personnage subtilement interprété par Randal Douc, se dégage une inquiétante étrangeté ; ce "Sino-cambodgien" que le réalisateur qualifie de "jaune à l’extérieur et blanc à l’intérieur" fusionne dans le film les traits de M. Jo - amant malheureux de Suzanne - et ceux de son père, affairiste impitoyable, colonisé jouant le jeu des colonisateurs exploiteurs de son peuple.
Suzanne enfin, dans l’interprétation qu’en donne Astrid Berges-Frisbey, révèle un aspect intéressant du personnage.

Se gardant de la trop facile tentation d’en faire un avatar de "la petite" dans L’Amant, préfigurant l’écrivain Marguerite Duras dans la flamboyance de son génie, le cinéaste nous fait découvrir un être en gestation. Entre fascination pour le grand frère et obéissance à la mère, entre insouciance et lucidité, entre enfance et émancipation, la jeune fille incarne bien cette "symbolique de la germination et de la transmission" qui a nourri l’imaginaire du réalisateur et qui imprègne l’ensemble de son film.
Joëlle Pagès-Pindon


Fiche pédagogique


(Cliquer sur l'affiche)


EXTRAIT:








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Sunny et l'Elephant
Frédéric Lepage



Votre film aborde et allie plusieurs thèmes comme l’écologie, le parcours humain ou la spiritualité...
Le film se déroule sur deux plans. Au premier plan, on trouve Sunny, un adolescent qui rêve de devenir le cornac d’une éléphante qui s’appelle Dara. Un homme, un éléphant, la paire ne peut pas être dissociée parce que l’éléphant connaît tout de son maître et réciproquement. C’est un couple formé pour la vie. Le vieux maître de Sunny s’y oppose parce que, selon la tradition, il faut faire partie d’un groupe ethnique - les Karen, un peuple venu d’Indonésie - pour pouvoir devenir cornac. Sunny est un orphelin de la ville et il va devoir se battre pour réaliser son rêve. C’est l’histoire essentielle.

En arrière-plan, le propos est plus large. Autrefois, les éléphants travaillaient avec leurs cornacs dans les exploitations forestières de teck. Les engins motorisés les ont rendus obsolètes et tous ces gens et leurs animaux se sont retrouvés chassés des forêts où ils étaient nés. Ils ont été mis au chômage et remplacés par des machines rutilantes qui n’ont pas besoin de vétérinaires et peuvent travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ces gens désemparés migrent vers les grandes villes pour tenter d’apitoyer les touristes. En échange de quelques baths, les visiteurs peuvent nourrir les éléphants et se faire photographier avec eux. C’est une condition dégradante qui s’ajoute au fait que la ville est un enfer pour eux. Ces hommes et ces éléphants n’ont malheureusement pas d’autre choix.
Un jour, un vétérinaire rencontré à Bangkok m’a dit que son rêve serait de reconvertir ces éléphants en rangers qui, accompagnés de leur cornac, iraient protéger les parcs nationaux. Cette formidable idée m’a inspiré le sujet du film. Parallèlement à l’histoire de ces personnages égarés dans un monde qui va trop vite pour eux, on suit le destin de Sunny et son combat pour atteindre son rêve.


Comment avez-vous découvert cette région, et pourquoi les éléphants ont-ils tant d’importance pour vous ?
J’ai découvert la Thaïlande presque par hasard. À l’époque, je travaillais sur mes documentaires en Australie et je devais fréquemment m’y rendre. C’est un voyage exténuant, surtout à répétition. Un jour, on m’a conseillé de le couper en deux en faisant une étape à Bangkok. C’est ainsi que j’ai vraiment commencé à découvrir le pays. Je souhaitais une histoire avec ces éléphants parce qu’ils sont un symbole. L’éléphant, le plus gros mammifère terrestre, est un animal d’une noblesse extraordinaire. L’Inde aurait pu servir de cadre à cette histoire, mais les paysages et la spiritualité d’Asie du Sud-Est me paraissaient davantage de nature à toucher le spectateur européen parce que l’on pouvait aussi y introduire beaucoup de drôlerie et d’insolite.

Je connais bien la Thaïlande, où je réside une partie de mon temps, et plus précisément la partie nord près de la frontière birmane - entre Chiang Mai et Chiang Rai. Le peuple thaï est infiniment attachant. Sa religion est un bouddhisme qui estime que la religion doit servir l’homme - et non l’inverse. C’est une religion qui tolère très bien que se juxtaposent à elle des superstitions ou des croyances qui peuvent aider l’homme. Les Thaïs vivent dans un monde peuplé d’esprits - l’esprit des arbres, l’esprit de la forêt, l’esprit des morts qui reste pour voir ce qui se passe. Il y a donc ce côté un peu magique - presque des histoires de fantômes - qui s’ajoute à la beauté de ce bouddhisme persuadé que la vie ne s’arrête jamais. Cette idée, au cœur du film, marque une différence de mentalité peut-être liée à la religion. Sunny, l’Asiatique bouddhiste, dit à Nicolas, l’Occidental sans doute chrétien ou agnostique, qu’il ne comprend pas pourquoi lui, vétérinaire, essaie d’aider les éléphants et d’améliorer la nature. Les bouddhistes savent qu’il est de leur responsabilité d’améliorer le monde car ils y reviendront après leur mort pour leurs vies suivantes. Mais quelle peut être la motivation de quelqu’un qui ne croit pas à son retour après sa mort ?
Le film est un peu construit autour de ce mystérieux décalage entre la relation que l’homme entretient avec la nature dans le bouddhisme ou chez nous.

Cette histoire prend toute sa dimension au cinéma. C’est une fable, un magnifique album d’images et d’ambiances dans lesquelles on se trouve plongé. Comment les avez-vous définies ?
Les repérages ont été déterminants. Je ne sais pas vraiment le temps que nous y avons passé parce que je connais la plupart des lieux depuis des années - sans avoir su que j’y tournerais un film. Il a cependant fallu une préparation plus technique dont la période initiale a duré six mois, mélangeant repérages et casting. Le tournage a duré à peu près trois mois avec deux équipes.
Des conditions tout à fait satisfaisantes. Il était également crucial de faire ressentir aussi bien la violence naturelle du cadre urbain que l’absence de silence dans les forêts du Nord. Le son était vraiment très important.

Le film est essentiellement tourné en décors naturels et en extérieurs. Quels ont été les défis logistiques ?
Nous avons construit le camp où cornac et éléphants se reconvertissent en rangers au bord de cette merveilleuse rivière dans la vallée, dans un environnement à ciel ouvert. Les rues chaudes de Bangkok ont été reconstituées dans une petite ville du nord de la Thaïlande, mais nous n’étions jamais dans des conditions artificielles. S’il pleuvait, il pleuvait. Il n’y a aucune image de synthèse. Tout est authentique.
La logistique était complexe mais le plus extraordinaire a été de réunir de nombreux éléphants dans Bangkok, ce qui est normalement interdit. Ceux qu’on y voit d’ordinaire sont de pauvres parias chassés par la police. Nous avons été soutenus par les autorités, et le gouverneur de la ville nous a fourni toutes les autorisations.
Qu’espérez-vous apporter au public ?
Cette histoire parle de notre planète, de rêves que nous avons tous sous une forme ou une autre, et de combats qu’il faut mener dans une vie. J’ai été profondément marqué par la phrase de Cousteau qui dit «On protège ce que l’on aime et on aime ce que l’on comprend». Ce film fait partie des éléments qui veulent faire comprendre aux gens ce qui se passe. C’est un film populaire et familial, transgénérationnel et transculturel. Il offre plusieurs niveaux de lecture, plusieurs discours et, derrière tout ce qui semble très simple, souriant, amusant, grands-parents, parents et enfants peuvent tous trouver matière à discussion.




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